Il s’agit d’une exposition importante. Depuis ses premières recherches sur l’iconographie de l’hystérie à la fin du 19e siècle, Georges Didi-Huberman questionne la figure pour faire entendre son message. C’est en jouant avec les images qu’il en révèle la trame de sens.

Avec « Soulèvements », il nous invite, une fois de plus, à soulever le voile de l’image pour reprendre contact avec le réel que nous sommes. Les soulèvements sont des moments d’éveil, des soubresauts pouvant conduire, parfois, jusqu’à des révolutions.

Georges Didi-Huberman nous sensibilise par l’image au pouvoir de l’imagination. Certains parleront de visualisation créatrice. Oui. Pourquoi pas, si nous enracinons nos efforts de visualisation, et de projections, dans une lecture des images qui demande le développement d’un certain entendement. Il convient de se rendre perméable à une compréhension engageante de l’histoire. L’historien des images n’est plus en retrait. Il crée l’image qu’il commente, dans la mesure où, aussitôt, il stimule l’engendrement de nouvelles images qui témoigneront des nouveaux contours du monde.

Il est temps de nous réveiller au feu insoumis du désir et de la création. Nous pouvons réinventer le monde. Comment ? Non pas en spéculant sur les idées – ainsi agissait l’homme d’hier – mais en étant attentifs au présent, attentifs à ce que nous vivons, à ceux auprès de qui nous vivons. Et cette attention repose sur la mémoire contenue dans les images. C’est parce que nous associons à tel geste, tel événement, tel accident, une mémoire émotionnellement chargée que nous lui conférons un sens et que nous décidons d’y répondre de telle ou telle manière. Réfléchir les images, revenir sur nos émotions, en les enrichissant d’un entendement spécifique et d’une mémoire qui excède nos mémoires individuelles, nous permet d’affiner notre conscience des situations. Nous nous réalisons au monde, créateurs, maillons vivants d’une toile organique en perpétuelle évolution. Nous accédons à notre responsabilité.

Idomeni, 14 mars 2016. Devant la caméra de Maria Kourkouta, passent les derniers migrants, hommes, femmes, enfants, chaussés de baskets, sacs au dos. L’Europe vient de fermer sa frontière. Dans la boue et le gris, certains tentent une route parallèle. Passer quand même, coûte que coûte. Je ne supporte plus d’entendre ces discours, vrais ou faux, qu’importe, arguant que les migrants sont des profiteurs de la prospérité occidentale, surtout des hommes qui laissent mourir femmes et enfants sous les bombes. L’autre, c’est nous, la part de nous-mêmes que nous ignorons, qui nous effraie, à laquelle nous ne voulons pas nous ouvrir. Devant la caméra, passent les migrants. Ils me présentent à ma propre errance. Les accueillir, penser l’accueil, serait-ce déjà donner un sens, se délivrer un chemin, un passage, sortir de nos a priori et de  nos peurs ? Ce sont mes associations. Chacun aura les siennes.

Le philosophe des images nous invite à penser ce seuil décisif où le livre se fait chair… Ce que l’on pense, c’est déjà ce que l’on crée. Il n’y a plus de distance, de latence… ce temps, cet atermoiement qui justifie le point de fuite d’une mise en perspective où le sujet s’évite dans l’idée, toujours injuste parce que toujours décalée qu’il se fait de lui-même.

Le livre de chair d’Artur Barrio, artiste portugais émigré au Brésil, a été réalisé à la fin des années 70. Il témoigne d’un geste révolutionnaire et politique. Je me l’approprie : nous avons désormais à traverser les livres de papier, les vieilles idéologies. Quand nous réaliserons que les murs que dénoncent les livres sont en nous, nous serons libres, enfin, d’écrire ces livres de Vie, ces livres de chair. Nous aurons cessé d’être en attente de nous-mêmes, expulsés de ce que nous sommes.

Eloge de la transgression, du passage… et d’une certaine folie.

Georges Didi-Huberman souhaiterait-il, à travers cette exposition, nous réapprendre à dire « non », nous instiguer l’audace de ne pas, toujours, abonder dans le sens du plus offrant ?… Et de nous détacher de ce à quoi notre humanité ne peut adhérer sans, aussitôt, se trahir ? Il s’agirait de renouer avec une poétique de la volonté, une volonté créatrice d’un agencement nouveau.

Entre l’art et la réalité, la frontière s’amenuise. Seule la conscience marque la différence, poétisant la volonté. Il ne suffit pas de s’être individué. Il convient désormais de recréer le monde, d’être cet individu conscient d’être, c’est-à-dire allumé, concerné, engagé… J’aurais pu écrire, simplement, Vivant.

Camille Laura Villet

« Soulèvements », une exposition du Jeu de Paume conçue par Georges Didi-Huberman du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017

Idomeni, 14 mars 2016. Vidéo de Maria Kourkouta

Artur Barrio, Livro de carne, 1978-79