Partie 4/4

Rien n’est plus personnel que notre santé. Rien pourtant ne préoccupe autant les gouvernements depuis quelques années. Autour de la santé s’est crispé l’équilibre fragile entre ce qui concerne le collectif et ce qui concerne le privé. Je considère cette crispation comme révélatrice du durcissement de notre entendement qui ne parvient pas à se résoudre au fait que les choses les plus fondamentales pour le développement de l’humanité se déroulent au-delà du cadre qui lui est dévolu. Ce durcissement fait le jeu des forces matérialistes et nihilistes qui s’opposent à la liberté et qui, pour parvenir à leur fin, cherchent à s’accaparer le seul sanctuaire qui nous reste : notre corps.

Il est grand temps de commencer à penser et à vivre notre corps, c’est-à-dire à investir en conscience les deux plans qui gouvernent la réalité humaine, la vie privée aussi bien que la vie publique. D’un côté, nous vivons au plan de l’entendement, de la rationalité, des liens logiques de cause à effet ; de l’autre, nous obéissons à une nécessité singulière que l’on pourrait appelée instance morale ou voie intérieure. Cette dernière instance était jusqu’à une époque somme toute récente gouvernée par l’idée suprasensible de Dieu. Notre corps ne nous appartenait pas. Il appartenait à Dieu qui nous en avait fait don pour une durée limitée. Nous nous sentions comme traversés par ce que nous pourrions nommer des impulsions morales qui nous guidaient en vue de l’accomplissement de notre destin. Cet accomplissement, avec ses succès et ses péripéties, se déroulait au niveau de la vie matérielle mais il s’enracinait ailleurs, au niveau de cette instance libre.

Dieu est mort. Notre corps nous est échu. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

Nous n’avons pas fini de penser Nietzsche et la mort de Dieu. Il s’agit d’un tournant historique qui ouvre la porte à la psychanalyse, à la phénoménologie ainsi qu’à la relativité puis à la physique quantique. Soudain, l’homme, jusqu’alors porté toujours plus avant vers l’extériorité, est invité à faire retour sur lui-même. Dans tous les domaines des sciences, l’excellence consiste à opérer une conversion vers l’en-dedans, à se détourner du visible pour considérer l’invisible qui se révèle en toute chose : le sujet conscient est gouverné par son inconscient ; le phénomène ne cache plus mais, au contraire, manifeste son origine ; la lumière n’a pas de réalité matérielle mais elle a une vitesse ; les atomes, du grec atomos, insécable, contiennent un noyau composé de protons et de neutrons autour desquelles gravitent des électrons – l’énergie qui maintient ensemble ses éléments surpasse celle de la gravité terrestre. Dans l’infiniment petit s’avère contenu l’infiniment grand. Les frontières qui nous permettaient de distinguer le dehors du dedans, soi-même d’autrui, ne se défont pas mais il est donné de découvrir que, sur un autre plan, elles perdent toute fonction. Les êtres humains, bouleversés par tant de prodiges, auraient dû, massivement, accueillir le nouveau défi qui leur était lancé. L’occasion d’une intensification psychique sans précédent nous était donnée. Elle aurait dû nous conduire à des réalisations magnifiques. Au lieu de cela, le sentiment du bien s’est progressivement tu en nous. Il a laissé place à des morales fabriquées qui, lorsqu’on y regarde de près, sont toutes empruntes de vexations et de ressentiments, de réparations fallacieuses qui entretiennent le jeu de pouvoir qui oppose les sachants et les ignorants, les possédants et les démunis, les dominants et les dominés. Profitant du faible nombre de ces génies précurseurs ainsi que de la difficulté de certaines de leurs théories (combien de personnes sont effectivement capables de lire les équations d’un Einstein ou d’un Planck ?), des forces matérialistes, extrêmement puissantes, ont œuvré de telle manière à ce que la science se détourne de ce plan subtil où l’âme se révèle. Elles ont usé de tous les moyens pour que cette intensification psychique qui nous était promise ne s’accomplisse pas et que l’être humain ne se libère pas.

Elles ont usé du capitalisme, du communisme, du nazisme, du totalitarisme, du fascisme, du libéralisme… il n’est pas un domaine où elles ne soient immiscées dans le but unique d’opprimer ce qui porte l’homme à une existence glorieuse quelle qu’en soit la forme. Nous aimerions ces forces réservées à un Staline ou un Hitler, à Trump ou à Poutine, à Emmanuel Macron, lorsqu’en successeur de Jeanne d’Arc, il prétend sauver le monde de la peste et subrepticement remettre un roi sur le trône de France, à Elon Musk ou Jeff Bezos. Nous les aimerions être l’apanage des seuls dominants, des possédants et des « méchants ». Nous devons accueillir cette nouvelle qui ne serait qu’affligeante si elle n’était aussi celle par laquelle s’annonce notre salut : ces forces nihilistes, aussi sûrement qu’une âme nous anime, sont en nous. Notre combat n’est pas, n’est plus à l’extérieur. Il ne consiste même pas à lutter contre ces forces mais à détourner d’elles notre attention pour ne nous fixer que sur la vie, merveilleuse, à laquelle chaque domaine de la connaissance – des sciences humaines à la physique, en passant par la médecine – a désormais accès.

D’un gouvernement, je ne demande pas qu’il me dise ce que je dois faire, je ne demande pas non plus qu’il m’impose sa croyance – j’ai déjà bien suffisamment à faire avec mes propres conditionnements –, je ne demande pas qu’il m’emprisonne dans un réseau de lois qui me privent de ma propre juridiction au nom de ma sécurité ou de ma santé, je demande qu’il garantisse, pour moi-même et chacun de mes concitoyens, la possibilité de réaliser mon devoir envers la vie. Certains ne ressentent pas ce devoir ou bien ils le ressentent mais différemment. Je n’ignore pas combien il est difficile de conjuguer, sur le plan de la chose publique, de la res publica, tant de contradictions. C’est pourquoi d’un gouvernant, qui, peut-être, ne sera pas en accord avec la plupart de mes convictions, je n’attends qu’une seule chose : qu’il ne perde jamais de vue la finalité de l’incarnation humaine. Je ne prétends pas qu’il y ait une réponse. Je rappelle juste une question : pourquoi sommes-nous là ? pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, interrogeaient, autrefois, les métaphysiciens. Il y a là un mystère qui doit rester ouvert. D’un gouvernant, j’attends donc qu’il soit juste le gardien de cette porte ouverte.

Camille Laura VILLET

Alfred Boucher, Le Rêve, 1912