L’horizon de l’Homme

« C’est pourquoi je vous répète que nous ne pourrons jamais avoir une conception vraie de l’homme si nous n’éprouvons pas d’amour pour lui.

La civilisation doit être jugée et estimée non par le degré de puissance auquel elle est parvenue, mais par la mesure dans laquelle elle développe et exprime par ses lois et ses institutions, l’amour de l’humanité. Le premier et dernier critérium auquel on doive la soumettre est : reconnaît-elle et dans quelle mesure que l’homme est plus un esprit qu’une machine ?

Toutes les fois qu’une ancienne civilisation s’est désagrégée et a péri, c’était pour des causes qui ont produit un endurcissement du cœur et conduit une dépréciation de l’homme ; c’était que l’Etat ou quelques groupes d’hommes puissants commençaient de considérer les gens comme de simples instruments de sa puissance ; c’était qu’en réduisant en esclavage des races plus faibles et en les empêchant par tous les moyens possibles de se relever, l’homme sapait les fondements de sa propre grandeur, son propre amour de la liberté et de l’équité.

La civilisation ne pourra jamais subsister sur la base d’un cannibalisme quel qu’il soit.

Seul l’amour et la justice peuvent nourrir ce qui est indispensable pour qu’un homme soit vraiment un homme. »

Rabindranâth Tagore – Sâdhana

Être confiné chez soi renvoie à l’idée d’être à l’abri mais aussi enfermé, replié sur soi… Que le confinement soit forcé ou apparemment volontaire, il répond toujours d’une injonction supérieure qui le lie à la peur. Nous ne serions pas aujourd’hui confinés si nous n’avions peur des risques que nous fait courir le virus.

L’angoisse – que celle-ci prenne le visage de la foule, de la compétitivité professionnelle, d’un examen ou de bien d’autres choses encore –, retient certaines personnes confinées chez elles pendant plusieurs jours voire des semaines ou des mois. Il s’agit souvent pour ces personnes de retrouver, dans le cocon du confinement, une frontière qui leur fait originairement défaut, défaut qui se trouve ravivé par certaines circonstances.

A rebours de ce constat, les personnes âgées, que l’on confine dans des maisons de retraites, souffrent souvent de peurs qu’elles n’avaient pas auparavant. Comme si le confinement, que justifie dans la plupart des cas leur perte d’autonomie, les renvoyait à une enfance forcée, leur rappelait qu’elles venaient d’ailleurs et rapprochait d’elles la frontière de leur finitude.

Ma grand-mère qui, à la toute fin de sa vie, devenait sénile, ne sortait presque plus de chez elle. A mesure que sa santé se dégradait et qu’elle se repliait donc sur elle-même, sa peur d’être, la nuit, alternativement volée ou violée par un intrus qui sauterait par-dessus le mur de son jardin, amplifiait. Elle avait toujours vécu seule et avait construit sa vie pour surmonter toutes les peurs d’une femme célibataire élevant sans mari ni compagnon une unique fille. Elle se promenait seule en forêt, prenait en auto-stop des hommes pas toujours très au clair quant à leurs intentions mais ne s’en émouvait jamais plus que cela. Elle les remettait très gracieusement à leur place, ce qui avait l’avantage de les sécher tout net. Elle voyageait, passait ses étés dans les îles grecques qu’elle chérissait. Sa vie avait consisté à repousser ce qui survient et qui, bien souvent prend le visage du sexe – je vous proposerai ultérieurement une raison à cela –, en élaborant une forme propre, une sorte de personnage, qui lui permettait de travailler, d’avoir une vie sociale (chose pas forcément évidente pour une fille-mère dans les années 50 puis 60) et, finalement, d’élaborer des stratégies pour s’amuser, en dépit des difficultés de départ, et de se rendre la vie agréable. Quand, avec l’âge, cette construction a commencé à se défaire, la peur a ressurgi. Il n’y avait plus de paravent ni de bouclier… Le violeur ou le voleur sont encore des images. La peur, à travers eux, se trouve représentée. Mais elle est, dans le fond, sans visage.

Les Grecs, pour parler de la peur, disposaient deux divinités, Phobos et Deimos, fils de Mars, le dieu de la guerre et d’Aphrodite, la déesse de la beauté et du désir. Le premier exprimait la peur panique, l’autre, la terreur. Ils accompagnaient leur père au combat et l’on imagine, sans difficulté, les dégâts qu’ils pouvaient provoquer.Phobos nous a donné phobie. Celui qui souffre de phobie est assailli d’une frayeur liée à son ressenti subjectif plus qu’à des causes objectives. La phobie des araignées, de la foule ou au contraire des places vides etc. expriment le plus souvent un trauma que les circonstances associent à un certain objet lequel se trouve alors investi, inconsciemment, de peur. Si Phobos et Deimos nous désarment, ils ne sont cependant pas grand-chose au regard de celle qui nous pétrifie littéralement sur place : la Gorgone, Méduse.

Les Gorgones sont des divinités primordiales, filles de Phorcys et Céto, divinités archaïques nées de Pontos, l’Océan et de Gaïa, la Terre. Dans l’Odyssée, Homère les présente comme des monstres des enfers. Au nombre de trois – Euryale (grand domaine), Sthéno (puissante) et Méduse (celle qui dirige ou protège) –, elles étaient gardées par leurs sœurs ainées, les Grées, autres divinités primordiales qui se passaient à tour de rôle un unique œil et une unique dent. Pourquoi un unique œil et pas deux yeux ? Pourquoi un œil pour toutes et non pas deux yeux pour chacune ? Que signifie le fait d’être soustrait à la vision binoculaire ? Je vois dans l’œil et la dent un trait de leur archaïsme. Mais l’œil m’intrique au-delà. Ces dernières veillaient sur ce globe oculaire au fond duquel se réfléchit le visible pour apparaître et sans lequel elles devenaient aveugles. Elles protégeaient l’œil et les Gorgones : le mystère de la phantasia… le mystère de l’apparaître du monde.

Les Gorgones transformaient en pierre quiconque croisait leur regard. Elles absorbaient la lumière et la chaleur du monde.

Méduse était la seule mortelle. Ovide raconte qu’elle ne fut pas toujours ce monstre d’épouvante. Elle était, à l’origine, une ravissante jeune fille sur laquelle Poséidon jeta son dévolu et qu’il viola sur le parvis même du temple d’Athéna. La déesse vierge en conçut une colère terrible. Elle condamna la jeune fille. Condamnation injuste, sans doute, du point de vue qui est le nôtre. Le seul coupable était Poséidon, le dieu impétueux des mers, des tsunamis et des tremblements de terre, le symbole incontestable des flots pulsionnels et de la puissance métabolique. Méduse fut transformée en un monstre repoussant : chevelure de serpent, bouche infâme et regard qui donne la mort. Pour l’anthropologue et mythologue Jean-Pierre Vernant, la Gorgone incarne le face à face impossible.

Pour parler de la mort, les Grecs disposaient de Thanatos, divinité que Freud leur a d’ailleurs empruntée pour l’associer à la pulsion de mort, en l’opposant à Eros, le désir qu’il associe à la pulsion de vie. Thanatos correspondait, disons, à la mort institutionnalisable. La Gorgone ne se laissait, quant à elle, pas résorbée. Elle n’était pas un néant que l’on domestique par des rites mais le Néant lui-même. Son visage correspondait à un non-visage puisqu’il était impossible de l’envisager sans aussitôt soi-même s’abolir. Freud a, sans doute un peu trop rapidement à mon sens, calqué l’histoire de Méduse sur celle de la castration symbolique, nécessaire à l’ordonnancement des pulsions. J’y reviendrai.

La suite du mythe fait en effet advenir la figure de Persée.

Fils De Danaé et de Zeus, Persée naquit dans le secret de la tour d’airain où son grand-père, le roi d’Argos, Acrisios, avait relégué sa fille ayant reçu d’un oracle qu’elle enfanterait d’un fils qui le tuerait. Mais Zeus avait aperçu la jeune fille. Il s’était épris d’elle et, sous l’apparence d’une pluie d’or, s’était infiltré dans la tour afin de s’unir à elle. C’est ainsi que fut conçu le héros… Les cris de l’enfant parvinrent, un jour, jusqu’aux oreilles du roi. Découverts, la mère et le fils furent à nouveau enfermés, mais cette fois-ci dans un tonneau, et jetés à la mer. Ils accostèrent sur l’île de Sériphos où les recueillit un pêcheur nommé Dictys. Le frère du pêcheur était le roi de l’île, Polydecte.

Ce dernier, quelques années plus tard, Persée étant devenu un vaillant jeune homme, s’éprit de Danaé. Il conçut une ruse pour l’obtenir : il prétendit avoir besoin d’un cheval en guise de présent pour les noces d’une certaine Hippodamie dont nous ne ferons nul cas ici, si ce n’est que son prénom est composé d’une part du terme « hippos » qui signifie cheval, d’autre part du verbe « damazo » qui signifie dompter, conquérir. Est-ce à l’impétuosité du jeune héros que le roi, par ruse, s’adresse ? C’est bien possible. Rappelons, en passant, que le cheval constitue l’un des symboles de Poséïdon. Persée se rapproche dangereusement de sa destinée. Il ne lui en faut d’ailleurs pas davantage pour se laisser piéger. Il s’empresse en effet de renchérir en promettant, plus qu’un cheval, la tête de la Gorgone elle-même. Aussi, le lendemain, lorsqu’il apporte le cheval, Le roi, qui n’a pas oublié la promesse probablement faite en l’air, exige-t-il la tête due, et menace de s’emparer sur le champ de Danaé si Persée ne s’exécute.

Le roi, à ce stade du mythe, est absolument sûr de son fait. Nul ne peut s’emparer de la tête de la Gorgone. Il est impossible de couper une tête qui se soustrait au face à face par la négation même de celui qui prétend l’affronter. Aux héros, cependant, l’impossible n’est pas tenu. Et Persée va ouvrir une brèche dans les croyances et faire advenir l’humanité toute entière à un autre plan. Il se rend d’abord chez les Grées en compagnie d’Hermès et d’Athéna. Leur dérobe leur unique œil et leur unique dent afin de les obliger à lui indiquer le lieu où il pourra trouver les nymphes qui détiennent les objets magiques dont il a besoin pour affronter Méduse : le casque d’Hadès, les sandales ailées et la besace. Selon d’autres versions, Persée reçoit d’Héphaïstos une épée, d’Hermès, le casque d’invisibilité d’Hadès ainsi que les sandales ailées dont lui-même est pourvu et, enfin, d’Athéna, un bouclier poli dans le miroir duquel se réfléchira la Gorgone. L’intervention réflexive d’Athéna est cruciale. Elle a transformé Méduse une première fois pour souligner le tort que lui avait causé Poséidon. Elle la transforme une seconde fois pour permettre au héros d’accomplir son destin. Persée décapite une image réfléchie, un masque qui viendra orner le bouclier des guerriers. Il est dit que la besace dans laquelle Persée fourre la tête recouvrait tout son dos. Elle apparaît donc similaire à une peau ou encore une couverture que le héros s’octroie comme un Indien d’Amérique scalpait son ennemi vaincu. C’est un trophée en même temps qu’une arme.

Jean-Pierre Vernant place sur un même axe vertical et sacré, la Gorgone et Dionysos. La première renvoie aux abîmes des profondeurs, à la noirceur sans nom ni visage. Le second porte à l’extase divine. L’un tire vers le bas, l’autre vers le haut. Tous deux exposent au risque de la mort. Aidé par Athéna, le jeune homme déjoue le piège tendu par Méduse dont il s’accapare le pouvoir de mort. Il utilisera le regard pétrifiant de Méduse à plusieurs reprises avant de l’offrir à Athéna qui placera le masque sur son égide.

La décapitation de Méduse correspond par ailleurs à la naissance des enfants conçus à l’issue de son viol par Poséidon : Pégase, le cheval ailé, la pulsion élevée au sublime, et Chrysaor, le jeune homme à l’épée d’or ou l’épée d’or elle-même puisque chrysaor est le nom grec qui signifie épée d’or… L’acte de Persée libère ces forces magnifiques jusqu’alors contenues dans l’abîme. Méduse, certes, est sacrifiée. Mais c’est précisément ce qui la rend sacrée.

Dans le cadre du nouveau coronavirus sars-cov 2, à l’origine de la pandémie covid-19, la peur prend le visage de termes scientifiques autour desquels gravitent des chiffres. Il ne s’agit là que d’un paravent ou encore d’un bouclier pour ne pas regarder en face ce qui nous arrive et qui n’a pas de visage. J’y vois un effet de l’acte représentatif propre à notre entendement pour repousser ce qui survient et nous surprend, et tenter de le surmonter. Mais il est insuffisant. Les circonstances exigent de nous bien davantage. Certes, nos microscopes, qui ont repéré le virus, nous donnent à le voir. Mais ce qui se présente sous le microscope n’est déjà plus ce qui cause notre mal. C’est un objet scientifique. Je l’ai écrit dans mon précédent billet : un virus a besoin d’un biotope ; sans être humain, pas de coronavirus sous cette forme agressive que nous lui connaissons.

Les virus ne sont-ils pas alors porteurs de ce dont Gorgone était porteuse ? Ne véhiculent-ils pas la mort sans visage ? Dans la pupille d’autrui, nous nous apercevons et c’est la vie qui étincelle… Dans celle de Méduse, aucun reflet. Et c’est la chute sans fin… sans frontières, sans autre de l’autre côté. La dissolution dans le tout Autre. Nous voyons ce que serait le fait de ne pas voir et cette vue nous pétrifie. Il nous appartient donc de mettre tout en oeuvre pour que ne pas voir demeure impossible. Il nous appartient de devenir, à notre tour, les gardiens de laphantasia.

Je suis entrée dans l’adolescence à la fin des années 80, en pleine pandémie du Sida. A l’époque, il n’y avait pas de traitement des symptômes. Les homosexuels, première communauté frappée, mourraient entre les mains d’une médecine totalement impuissante. Et ma génération s’éveillait à la sexualité avec la peur au ventre. L’autre, qu’il soit du même sexe ou du sexe opposé, était potentiellement mortel. Il pouvait nous exposer, tel Persée, à la Gorgone. Et nous ne disposions, pour tout objet magique, que du préservatif. C’était bien peu pour prétendre oser jouer aux héros.

Le nouveau coronavirus, quoiqu’autrement plus contagieux que le VIH, reste bien moins dangereux que ce dernier. Rappelons que s’il est possible aujourd’hui, grâce aux trithérapies, de vivre avec le virus du Sida, il reste toujours impossible de s’en défaire. Ce n’est pas le cas du coronavirus. Notre système immunitaire, s’il prend le dessus – ce qui se produit dans la grande majorité des cas – évacue le virus. Le malade est alors guéri.

Je ne suis pas biologiste ni même épidémiologiste. Je n’y connais pas grand-chose en virus. Je me dis seulement que si émergeait un virus qui disposât, par exemple, des propriétés du VIH et de celles du coronavirus en terme de contagiosité, ou même un autre dont la mortalité serait comparable à la bactérie à l’origine de la peste – la peste bubonique, au 14e siècle, décima près de 50% de la population européenne -, il ne serait pas mal venu que nous commencions à réfléchir sérieusement aux pouvoirs que nous figurent ce cheval ailé et cette épée d’or.

Le mythe de la Gorgone exprime la chose suivante : l’anéantissement du voir, lequel correspond à la perte de la réflexion et donc, en définitive de la conscience qui n’est autre que ce processus réflexif lui-même, constitue la fin du monde, la mort totale. Nul ne fait l’expérience de cela. Il est pétrifié avant… Et les hommes transformés en pierre, en cette extrémité occidentale où le soleil s’abîme, témoignent encore d’une frontière, d’un mur, autrement dit d’une résistance.

Un virus met notre monde à l’arrêt. Mais ne l’était-il pas déjà ? Ces avions qui décollent, atterrissent, redécollent ; ces trains qui partent, arrivent, repartent ; ces marchandises que l’on embarque puis que l’on débarque ; tous ces flux incessants en quoi procédaient-ils encore, avant que tout soit suspendu, de cet unique mouvement à même de nous mouvoir réellement : le mouvement réflexif de la conscience qui s’épanouit dans le miroir de deux regards, de deux âmes ?

Nous sommes en guerre ! Allons bon ! N’avons-nous pas compris, en plus d’un siècle, qu’un virus en cache toujours un autre, et qu’à nous épuiser à vouloir les détruire nous ne faisons que favoriser leur émergence ? Je ne dénie pas l’importance de la recherche scientifique. Je dis qu’à devenir envahissante, comme c’est le cas aujourd’hui, elle nous prive de cette sagesse dont nous avons cruellement besoin pour éviter le durcissement de nos sensibilités et la sclérose de notre monde sous couvert de croissance économique. Un virus est un message en provenance de cet au-delà de l’Occident à la lisière duquel se tiennent les Gorgones et les Grées… Il est un message qui nous vient certes de Chine mais encore d’un Orient mythique à réinventer. Nous essayons de mobiliser des forces en récréant des ennemis et des polarités mais constatons que nos oppositions s’épuisent à la faveur des égos sans apporter la moindre contradiction dynamique. Les vieilles ressources pour conjurer la peur n’opèrent plus. Ce n’est pas à Phobos, fils d’Arès, dieu de la guerre, que nous sommes confrontés mais à Méduse, à la faute de Poséidon… et donc à la question abyssale du destin de nos pulsions.

Qui suis-je ? Que dois-je devenir ? La liberté gît au creux de nos nécessités singulières qu’il nous faut bien, un jour, commencer à interroger.

Et nous voici invités à explorer, comme par enchantement, le pourtour de nos confinements respectifs.

Confinement, confiner, confins, tous ces termes viennent sans surprise du latin « con-finis », soit « avec fin ». Le virus qui, parce qu’il nous terrifie, nous met à l’arrêt nous invite à observer les bords de notre monde.
Être confiné consiste à faire l’expérience de ce qui est fini et ce à maints niveaux.
Finitude d’un espace donné.
Finitude de son propre corps.
Finitude de son existence.
Vide aussi ou chaos.

Comment fertiliser le temps ? Nous apparaissent, plus que jamais, ces zones où notre conscience s’est mise en veille et qu’il nous faut remplir, de peur d’y tomber comme on tombe dans un trou.

Où que nous confinions, nous sommes toujours rapportés à l’expérience d’une certaine exigüité laquelle n’est pas sans procurer parfois une sensation d’étouffement. Et le virus, justement, qui atteint les poumons, notre arbre intérieur, dans le but d’accéder à la lumière, étouffe celui qui en est atteint gravement.

La sphère cardio-pulmonaire correspond à la sphère des sentiments et de la relation. N’est-ce pas cette sphère que nous avons endurcie pour laisser se déployer un monde inhumain et ne pas subir, trop douloureusement, l’horreur par lui générée ? Nous nous sommes protégés de nous-mêmes, ne sachant comment nous aimer les uns les autres, nous apporter la douceur et la joie qui sont notre terreau originel.

Les plus durs d’entre nous sont souvent les plus blessés. Mais ce sont aussi les mêmes qui, parfois, deviennent les plus grands saints. L’exploration du confinement, c’est donc aussi celle des contraires qui se touchent… l’aventure sur cette ligne où les opposés se rencontrent et peuvent alors permuter les uns dans les autres… le monde se transformer pour le meilleur comme pour le pire. Sentez-vous l’urgence de l’époque et combien elle fait appel à notre discernement ?

Confiner (à ou avec), consiste à rejoindre, sans pour autant l’outrepasser, cette lisière extrême qui nous distingue de ce dont nous nous rapprochons. Confiner à la folie laisse entendre qu’on s’en rapproche sans être, pour autant, déjà fous. Confiner nous entraîne aussi, dès lors que l’on est au moins deux, à faire l’expérience de la proximité voire celle de certains frottements que je mettrais sur le compte de la différence. Le confinement nous oblige à préciser notre forme dans l’exercice même d’un jeu relationnel d’autant plus intense qu’il est restreint.

Avant qu’ils ne goûtent au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Adam et Eve n’étaient pas confinés. Ils étaient au paradis. Leur différence (sexuelle) leur apparaît avec le goût du fruit. La première connaissance appartient au goût ainsi qu’à l’odorat que stimule pareillement le fruit interdit… relevons le terme d’« interdit ». Il signifie, étymologiquement entre-deux-dire. Le fruit interdit place Adam et Eve en cette zone interstitielle qui les fait apparaître l’un à l’autre et à leur propre sexe. Plus Jamais Eve ne retournera en Adam ou du côté d’Adam, l’homme primordial, pour naître à partir de sa côte ou de son côté. Le mot hébreu « tselo’ » tout comme le mot grec « pleura » joue sur la polysémie que retient le mot français de « côte », lequel suggère un os de notre anatomie en même temps que le bord. Je suis bien incapable de trancher la question que je laisse aux savants. Je dirais simplement que s’apparaissant l’un à l’autre, Adam et Eve se retrouvent côte à côte. Et que ce côte à côte génère aussitôt une polarité dont procèdent désormais les générations. C’est Eve qui, dans la douleur, enfantera des hommes. Nous voici, depuis lors, confinés dans nos corps-tombeaux. La science laisse croire au transhumanisme qu’elle parviendra à transfigurer ce corps. L’ouverture ne peut en être que spirituelle. Elle exige de nous l’acceptation de la contrainte de la forme de la même façon que le peintre prend les bords de la toile comme limites au sein desquelles faire fleurir un monde éclos de son imagination.

Doit-on penser un lien entre la face de Méduse et le sexe fendu (ou castré) de la femme ? Freud le fait et conçoit le geste de Persée, je le répète, comme celui qui surmonte l’angoisse générée par la castration. Persée castre la femme phallique – il décapite la tête à la chevelure de serpents – et se libère de l’effroi généré par le sexe féminin. Ainsi le masculin a-t-il pris, en apparence, le pouvoir sur le féminin… Je ne saurais me contenter de cette lecture. La castration est l’œuvre de Saturne. Elle nous fait entrer dans le monde fini des formes. Or il me semble que tout ici nous invite, au contraire, à en sortir pour que nous puissions réinventer la forme de notre réalité. Il s’agit de déjouer le piège tendu par le serpent et dans lequel, pourtant, confine la science. Ce n’est pas à la vie à tout prix que nous aspirons. C’est à la Vie éternelle. Aussi, s’il ne nous semble pas injustifié de rapprocher l’invisibilité du virus pandémique, au visage invisible, au sens littéral de ne pouvoir être vu, de la Gorgone, alors c’est à une expérience sacrée que nous sommes conviés… expérience qui nous demande non seulement de nous déprendre de l’illusion de la connaissance mais encore d’élever la différence, à commencer par le sexe lui-même, au sacré. Nous confondons, depuis trop longtemps déjà, ce qui est à la mesure de l’Homme et ce que l’entendement humain, par calcul autant que par précaution, se donne comme horizon.

Camille Laura VILLET

Philippe de Champaigne, Vanité, ou Allégorie de la vie humaine, première moitié du XVIIe
huile sur bois, 28 cm x 37 cm, musée de Tessé, Le Mans

Athéna portant l’égide
Jardin du Luxembourg, Paris

Gustav Klimt, Les Gorgones, 1902

Pour aller plus loin…