ART VIVANT

« Celui qui possède la science et l’art possède aussi la religion. Celui qui ne les possède pas tous deux, puisse t’il avoir la religion ! »
Goethe, Les Xénies apprivoisées, IX, in Œuvres posthumes

L’une des grandes illusions sur lesquelles se structure toute la pensée matérialiste actuelle en recherche désespérée de cohérence est l’illusion d’une perfection possible de ce monde ; une illusion qui se déclinerait sur tous les plans : politique, économique, social, éducatif et, bien évidemment, sanitaire.
L’oubli, par tous les grands « bienfaiteurs» de l’humanité, que même le soleil a des taches[1].
En d’autres termes, une «illusion paradisiaque»[2] de notre monde physique qui, fatalement, nierait le message de toutes les Traditions spirituelles qui, elles, ne cessent de nous dire et redire que le « Royaume n’est pas de ce monde », que le « monde à venir » n’a strictement plus rien à voir avec celui que nous connaissons et que l’homme d’aujourd’hui n’est qu’un être de transition.
Cette pensée matérialiste, transhumaniste, à présent largement dominante, génère un chaos sous lequel couve un puissant feu ; un feu dont les monstrueux incendies qui ravagent très régulièrement notre planète ne sont que les prémices annonciatrices. Car ce Paradis-là, tant désiré, ne sera jamais atteint. Ce n’est qu’un rêve faustien, d’un orgueil impie, douloureux et destructeur.

Imprégner les âmes d’impulsions qui précisément NE sont PAS de ce monde, qui N’appartiennent PAS à ce plan sensible, tel est-au contraire-la nécessité évolutive qui se présente à nous maintenant et qui, pour se faire, convoque des vecteurs puissants comme l’art lorsqu’il est authentiquement vivant.

Mais peut on essayer de définir ce que serait un art vivant ?
Sans doute, d’abord et avant tout, en mentionnant ce qu’il n’est pas.
Il ne peut être une simple copie de la Nature ou de la forme extérieure. Une pâle imitation serait morte, privée de tout processus créatif.
Il est d’ailleurs troublant de constater que ce point-là, très précisément, définit dans bien des Traditions le « Mal » ; ce dernier se révélant sans véritable force créatrice, il ne peut ni engendrer ni créer[3].

Un art vivant authentique se doit d’abriter un élément de transcendance faisant lien avec la Surnature : un rapport personnel de l’artiste (mais nous pourrions dire tout aussi bien du thérapeute, de l’éducateur, du philosophe… l’élément artistique ne se limitant pas à l’art en tant que tel) avec le Divin[4].

La forme extérieure devient alors revêtement d’autre chose, d’une réalité plus profonde (l’Idée) cherchant une expression libératrice en ce monde, une expression fidèle à sa beauté.
Car ici-bas, « la Présence Divine est dépouillée de ses vêtements de gloire, de ses manifestations sublimes ; elle est comme revêtue d’un sac, touchant au fond de la déchéance ».
« Le stigmate à la place de la beauté » nous enseigne Isaïe (3,24)[5].
Voici le monde de l’exil, et charge à l’artiste d’œuvrer pour aider à le transmuter.

Cette Présence de Lumière au fond des ténèbres du monde reste la grande question, la grande difficulté, qui se décline différemment selon l’approche considérée[6].
Camille Laura Villet la cerne dans son livre Les Aventuriers de l’abstraction, en citant cette phrase de Brancusi : « Les choses ne sont pas difficiles à faire ; ce qui est difficile c’est de nous mettre en état de les faire »[7].
La difficulté réside dans le processus de reconnaissance entre la Présence et l’artiste, c’est à dire dans leur synchronisation.
Une reconnaissance mutuelle comme prélude au processus de découvrement.
Tel le visage, soudain illuminé pour quelques secondes d’un sourire, d’une grâce d’un autre monde, de Martha Argerich jouant la Polonaise N°6, « l’Héroïque » de Chopin, dans cette vidéo en noir et blanc qui a fait le tour du monde, suite à la description d’une extrême sensibilité qu’en a faite Emmanuel Carrère dans un chapitre de son livre Yoga.
Un sourire comme une épiphanie, comme une entrée au paradis par procuration[8].

L’association « Khôra Imagination », par ses ateliers et le festival « Poétiser le monde » qu’elle a lancée et qui, nous l’espérons se poursuivra désormais chaque année, porte cette vision que la compréhension spirituelle de ce monde passera nécessairement par sa compréhension artistique.
Car les forces formatrices imaginatives, forces spirituelles créatrices des formes et de toutes leurs métamorphoses œuvrent artistiquement.
Elles signent la Présence d’une Lumière cachée dans le trouble des phénomènes sensibles, telles des étincelles dont l’éclat se recouvre d’écorces[9].

En toute âme sommeillent des forces, des facultés spirituelles en attente du moment décisif de leur libération. Aussi l’art vivant relève-t-il nécessairement de l’expérience. Il doit compenser les éléments destructeurs issus de la pensée matérialiste moderne et fortifier les âmes trop affaiblies par ses effets. Il les aide à effectuer le retournement indispensable, et devenu si intensément urgent, pour retrouver le chemin vers l’Esprit.
Les sons, l’espace entre les notes, les couleurs, les formes, la parole, les subtils mouvements du corps, tous les phénomènes du monde pourraient être vécus de façon intime, non comme une simple contemplation extérieure mais comme une brèche, un pont, reliant le spirituel au sensible.
Un pont pour une véritable union, corporelle, spirituelle mais aussi éthique, avec ce que les sens perçoivent.

La Tradition nous enseigne que l’art, la science et la religion ont une origine spirituelle commune et que toutes les sociétés mystériques s’appuyaient, de fait, sur ces trois éléments.
C’est ce que voulait nous rappeler Goethe dans l’épigramme citée en prélude à ce texte.

Sans doute l’art dès lors qu’il est vivant est-il celui qui, encore aujourd’hui, a le moins dévié de cette source originelle. Et sans doute est-ce à lui qu’incombe la lourde tache d’œuvrer pour restaurer la synthèse perdue.

Luc TOUBIANA

[1] René Laporte : « Attendu que (Difficile de juger) », Poèmes (à compte d’auteur).

[2] Newsletter « Khôra-Imagination #29 », juin-juillet 2012, « Le vaccin ou la matérialisation de la grâce ».

[3] A.Steinsaltz, Contes de sagesse, Ed. Albin Michel, Paris, 1994.

[4] L’étude de l’embryologie ou de la neurologie peut être profondément artistique. Nous avons connu des enseignants qui, dans l’espoir de faire saisir à leurs élèves les mouvements subtils de certaines structures anatomiques ou de certains processus corporels, se mettaient spontanément à danser.

[5] Id. note 3.

[6] En médecine ostéopathique, par exemple, nous parlons de « la Santé au cœur de la lésion ».

[7] Camille Laura Villet, Les Aventuriers de l’abstraction, Ed. L’Harmattan, Paris, 2020.

[8] Emmanuel Carrère, Yoga, (voir le chapitre « Martha »), Ed. P.O.L (2020). Retrouver la vidéo de Martha Argerich jouant la Polonaise N°6 de Chopin ici.

[9] Id. note 3.