Imagination II

« All world’s a stage and all the men and women merely players… »
William Shakespeare
As you like it, Acte II,scène 7

Dans un précèdent éditorial, nous avons défini l’Imagination Spirituelle comme le résultat d’un processus d’intensification de la vie psychique, c’est à dire de la vie de l’âme.

Mais la notion d’âme est loin d’être évidente. En hébreu, elle se dit « nèphèsh », en grec « psyché », en latin « anima »… Le terme hébreu « nèphèsh » viendrait de la racine qui signifie « respirer ». En Grèce antique, l’âme était tout à la fois considérée comme ce qui se meut soi-même et ce qui cause le mouvement chez les vivants. Inspiratrice du mouvement, liée au souffle vital, nous dirons que l’âme correspond au principe même de la vie. Evoquer la vie de l’âme consiste donc à évoquer la vie en son essence. Et, de même que l’essence dont nous remplissons le réservoir de nos voitures est différemment distillée, selon qu’il s’agit de diesel, d’essence ou d’essence sans plomb, il semblerait que notre âme, elle aussi, présente des différences de qualité.

Quels que soient les courants philosophiques, spirituels voire même ésotériques qui jalonnent l’histoire des hommes, l’âme n’est jamais perçue d’un seul bloc. Elle est divisée.

Chez Platon, elle comporte trois niveaux ou degrés : l’épithumia, soit l’instance sensible et concupiscible correspondant à l’appétit animal ; le thumos, soit l’instance de la colère et des passions, autrement dit la partie irascible ; le logistikon, soit l’instance dite raisonnable, le siège de la pensée, qui seule est immortelle. Cette tripartition, déjà présente chez Pythagore, n’est pas sans évoquer la tripartition propre au monde indien traditionnel, composée de Brahman, Shiva et Vishnu. Pour Georges Dumézil, cette triade se trouve reflétée dans le fonctionnement tripartite des sociétés indo-européennes que composent la religion liée au sacrée, l’armée liée à l’usage de la force et enfin le commerce lié aux échanges et à la fertilité. Rapportée au corps humain, cette tripartition renvoie encore à la tête, au cœur et au ventre.

Evidemment tout ceci reste schématique et n’est livré ici qu’à titre indicatif. Le point essentiel à garder en mémoire est que l’âme, principe de vie, se transforme.

Et cette transformation équivaut à une intensification.

Plus l’âme est en son essence distillée, plus la vie, autrement dit le rapport qu’entretient le sujet de cette âme avec le monde, est intense.

Comment parvenir à la distillation, la plus fine possible, la plus accomplie possible de son âme ?

Essayons de préciser le processus de transformation dont il est question, en nous rendant davantage sensibles à l’évolution de notre âme et de notre rapport au monde. Les différentes instances précédemment décrites pourraient, quoique cohabitant ensemble, représenter trois moments du processus, trois niveaux de distillation de l’âme.

Dans La République, Platon compare l’âme qui s’incarne au pêcheur Glaucon transformé en monstre marin que recouvrent algues et sédiments. En prenant corps, l’âme perd sa transparence en même temps que l’aperception des intelligibles. Elle se lie à la matière.

Chez Rudolph Steiner, c’est l’âme de sensibilité ou âme de sensation qui nous met en relation avec le monde extérieur via les perceptions et impressions sensorielles. Siège également de toutes les impulsions volontaires présentes dans une vie humaine – désirs, pulsions, passions, instincts ou émotions comme la colère, la peur ou l’angoisse – cette âme, que nous partageons avec les animaux, ne nous permet aucun détachement, aucun accès à la liberté.

Vient ensuite, toujours selon Steiner, l’âme d’entendement ou âme pensante. Celle-ci habille de représentations ce qui a été éprouvé à travers l’âme de sensibilité. C’est seulement à ce niveau que le Moi apparaît, que l’Homme, pour ainsi dire, s’apparaît à lui-même comme possibilité d’un Je singulier, c’est-à-dire d’une volonté propre. C’est aussi à ce niveau que la division entre soi et le monde, de même qu’entre soi et l’Autre, irrémédiablement, se produit. Exerçant son âme d’entendement, l’homme se distingue de l’animal. Il prouve aussi n’être pas de ce règne mais composé d’une autre essence qui l’appelle à se raffiner davantage.

Ainsi est-ce au moyen de l’âme d’entendement que procèdent d’abord les civilisations et que sont établies les règles en usage au sein des communautés, des peuples, des familles etc.. En découlent les habitudes et les traditions qui fixent ces usages.

Cette partie supérieure de l’âme suppose la pensée qu’elle contribue à rendre plus consciente mais son espace de liberté demeure restreint, tant cette pensée se révèle imprégnée des préférences, sympathies ou antipathies à l’origine des certitudes et croyances rigides érigées cependant en vérités absolues ou éternelles.

Une sorte de gangue de protection se tisse ainsi autour de l’âme, nous rendant le passage à l’instance prochaine incertaine. Comment pouvons-nous sortir de ces dogmes et de nos habitudes ?

L’âme d’entendement permet l’émergence de la conscience de soi (Moi) de même que de la conscience d’objet (autrui, les autres, le monde, les choses qui m’entourent, les idées que je pense). Nous sommes aujourd’hui parvenus à un état de certitude tout à la fois de nous-mêmes et de la propriété de nos propres idées. Pouvons-nous imaginer sortir de cet état ? Pouvons-nous imaginer voir en autrui non pas l’étranger mais une part étendue de soi ? Pouvons-nous imaginer encore ne pas penser quelque chose mais être traversés de la pensée de quelque chose, c’est-à-dire animés par cette pensée en même temps qu’observateurs de ce qui se produit ? Nous sentons, au fil de ces questions, être invités à une autre qualité de présence au monde.

Cette autre qualité de présence, Steiner l’appelle âme de conscience. Elle rend compte d’une vie, encore en gestation chez la plupart d’entre nous, vécue selon une autre modalité de l’âme. A ce niveau seulement, la liberté devient réelle.

Il est important de souligner que cette qualité d’âme suppose préalablement l’affirmation du Moi dans son individualité, autrement dit les 2500 ans d’histoire que l’Occident vient de traverser. Ces 2500 ans correspondent en effet à la lente maturation du sujet, soutenue par l’âme d’entendement. Cette maturation permit, dans tous les domaines de la connaissance, le développement des opinions personnelles et des points de vues ainsi que les inévitables erreurs et égarements qui les accompagnent. Sans ces expériences, il nous serait aujourd’hui impossible d’accueillir notre singularité et de mesurer l’importance, pour l’avenir de l’humanité, de nous délivrer des bornes communautaires propres à l’âme d’entendement.

Le Moi (ou l’égo) s’étant affirmé, il peut désormais se retirer à la faveur du Je qui profite de l’étayage conceptuel accompli pour libérer un penser logique indépendant de toutes sympathies ou antipathies affectives. Ce penser, à l’écoute de la vie pure de l’âme, déploie les formes neuves que lui dicte l’amour créateur. Amour, le terme peut sembler inadéquat. Il ne faut pas le réduire à notre conception sentimentale mais entendre la force, le feu et la foi qui nous portent à habiter ces zones frontalières, ces intervalles, d’où jaillit la Vie.

Lorsque nous parlons d’Imagination Spirituelle, nous parlons de cette faculté par laquelle la Vie prend forme, en venant se tisser aux voiles de la réalité à laquelle nous accordons notre croyance.

Par l’élargissement graduel de notre conscience, nous nous mettons à participer au monde spirituel. Nous devenons les co-créateurs conscients, éveillés, du monde phénoménal. L’artiste, le poète est celui qu’appelle ce champ de forces pour qu’il le rende perceptible à ceux qui n’ont pas encore les oreilles pour entendre ni les yeux pour voir. Par la création, l’homme s’est toujours projeté au-delà des limites convenables de sa communauté, entrouvrant le passage vers les formes du futur. Voir aujourd’hui des tableaux, des sculptures, aller au théâtre, à l’opéra, écouter de la musique etc. consiste à chercher le poète afin de devenir soi-même, par contagion vertueuse, poète. C’est éveiller notre Imagination Spirituelle, transformer ce qui relevait du savoir en un viatique pour l’assomption du Je et la libération du jeu.

Luc TOUBIANA
Camille Laura VILLET