Art primordial, art du futur

« Parole et Royaume se chevauchent ; ces deux termes servent de manteau à la même chose »
François Meyronnis, Le Messie, 2021

Existe-t-il un art primordial, un art dont le développement a précédé tous les autres et qui, de fait, aurait nourri tous les autres ? Un art pleinement libéré de la matière terrestre, pur reflet des expériences vécues par l’âme humaine dans ses moments de communion avec le monde spirituel.
La grande Tradition nous enseigne que oui, un tel art a bien existé et que cette expression la plus intime de notre transcendance jaillissait des profondeurs de notre organisation corporelle jusque dans notre verbe, notre parole.

La parole, première incarnation par son élément poétique des puissantes Imaginations spirituelles qui, sans cesse, rappelaient aux hommes leur patrie originelle.

Résonne alors le lointain écho des hymnes védiques « Ô Feu, toi qui as le Verbe de la Vérité »[1], chantés par « les prêtres du Mot » connaisseurs du Verbe, larynx des dieux, porteurs du « Mot infaillible » : le Mantra.
Résonnent aussi les chants de l’épopée homérique, « Ô Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif »[2], où les dieux se saisissaient de l’organisme du poète pour enseigner aux hommes.

Mais nos temps matérialistes n’ont de cesse, toujours, de vouloir déstructurer nos chemins de transcendance. Le statut du langage comme art primordial s’est aujourd’hui largement perdu, confronté à la puissance de son enchainement à la matière terrestre.
Les mots sont devenus de simples outils privés de vie, dépourvus de forces inhérentes ; le langage un banal moyen de communication informationnel, répondant à des critères conventionnels, et unique expression de pensées et de sentiments utilitaires.
Un simple langage d’âme d’entendement digne de nos intellects mécanisés ; un langage qui a gagné en utilité pratique pour répondre aux sollicitations de ce monde, ce qu’il a perdu en force poétique.
La crise sanitaire que nous traversons en est un bon exemple, elle possède sa propre langue qui se décline en idiomes nationaux. D’une structure très utilitariste, elle nie l’autonomie de la raison face aux règles imposées et génère un écrasement du sujet[3].

Mais nous voilà arrivés à l’extrême limite du processus.

Car aujourd’hui, une révolution pointe dans l’univers des intelligences artificielles. La logique des algorithmes est dépassée au profit du « machine learning », vaste réseau de neurones artificiels capable de créer une émulation entre super-ordinateurs dont l’un des effets serait la création possible de voix de synthèse crédibles et donc de conversation en temps réel entre l’homme et la machine.
En d’autres termes la voix comme médium renforçant de façon absolue, jusqu’ à l’entente parfaite tant espérée par certains, les liens entre nous et le génie mécanique.
Nouvelle et splendide altérité à l’horizon de nos vies aseptisées, belle promesse de créer l’illusion d’être en relation avec autre chose qu’un automate. Après les « fake news », les « fake voices ».
La parole sera bientôt donnée aux machines[4].

Et l’âme de pleurer silencieusement sur son asphyxie planifiée dans les moindres détails.

L’asservissement du langage à l’information, la modification profonde de notre rapport à la parole symbolisée par cette intrusion du mécanique dans ce qui constitue le noyau le plus intime de notre être, fait pleinement partie du conditionnement matérialiste dont la finalité se révèle dans le projet transhumaniste[5].
Cet élément profondément destructeur de nos forces intérieures se doit d’être urgemment et justement contrebalancé, car le risque devient grand de se retrouver sur un chemin qui, au regard de notre évolution, s’avèrerait illégitime.
La chute de l’âme sous l’influence de cet environnement technique si mortifère doit être compensée par d’autres influences cette fois capables de stimuler, en cette âme, ses forces encore latentes et lui permettre, non de fuir ce matérialisme qu’il faudra bien radicalement confronter pour in fine le dépasser, mais de suffisamment la fortifier pour en supporter la délicate traversée.
L’art sera évidemment l’une de ces influences régénératrices majeures capable de reconduire l’homme d’une vie strictement matérielle vers sa patrie spirituelle originelle.

La réhabilitation d’un juste rapport à la parole et au langage va donc nous être indispensable.
Car « la matière aussi est vivante, la matière aussi est une substance de l’Éternel, et elle peut répondre, autant que le mental et que le cœur ou la plante.
Seulement, il faut trouver le point de contact, il faut connaître le vrai langage, de même que nous avons trouvé le langage des chiffres, seulement pour extraire quelques monstres.
Il y a une autre langue à trouver pour une autre vision, une langue concrète qui donne l’expérience de ce qu’elle nomme, qui fait voir ce qu’elle dit, qui touche ce qu’elle exprime et ne traduit pas mais concrétise les vibrations et meut les choses par l’émission de la note semblable.
Il y a toute une magie du Verbe à retrouver »[6].
Retrouver l’accès à la puissance musicale des harmoniques, que ne possèderont jamais les voix de synthèse, et qui pour les Anciens étaient les vrais porteurs des forces vives de l’Esprit.

Une nouvelle poésie devra nécessairement voir le jour, elle aussi issue des profondeurs de notre corps, mais qui ne soit plus seulement une saisie de ce corps par les dieux pour y imprimer le sceau de leur héritage. Une poésie issue, tout autant, des forces inhérentes à l’âme humaine, riche d’un réel pouvoir Imaginatif, et fruit de ses propres efforts d’accouchement, d’ascension et d’indépendance spirituelles, enfin émancipée de la pensée matérialiste et de ses impasses.

Les rencontres organisées au sein de l’association « Khôra Imagination » sont toutes pensées en vue de cet enfantement de la parole.
Luc TOUBIANA

[1] Rig-Véda (I.59.7)[2] Homère, L’Odyssée, trad. Philippe Jaccottet, Editions La Découverte, Chant I, V1[3] B. Stiegler, De la démocratie en pandémie, Tracts Gallimard n°23, 2021[4] Télérama n°3714 (mars 2021) : « La parole est aux machines », p.29 à 31.[5] Y.Haenel/F.Meyronnis/V.Retz, Tout est accompli, Paris, Ed. Grasset, 2019[6] Satprem : « La genèse du surhomme », Ed. Buchet/Chastel (1974).