De l’égoïsme à la conscience du cœur

« Il suffirait d’un seul homme digne de ce nom pour continuer à croire en l’Homme et en l’humanité. Oui. N’y aurait-il qu’un seul Allemand respectable qu’il serait digne d’être défendu contre la horde des barbares. Rien n’est pire que cette haine globale indifférenciée, c’est une maladie de l’âme. Et  je comprends maintenant ces mots à l’issue de ma première visite ; ce qui est ici (et il montrait sa tête) doit venir là (et il montrait son cœur). »
Etty Hillesum, Journal, 1941-43

Au sein de Khôra, nous nous sommes donnés pour mission d’éveiller notre imagination créatrice. Chacun d’entre nous dispose de qualités spécifiques qui lui indiquent le chemin à suivre. Luc Toubiana en sa qualité d’ostéopathe, souhaite partager le sentir du corps qui est le sien ainsi que la compréhension graduelle des forces de santé qui animent ce corps. Camille Laura Villet, en tant que philosophe spécialiste (au départ) de l’abstraction picturale, cherche à travers l’art et la littérature l’événement du logos, autrement dit la parole.

Nous ont récemment rejoints :

  • Gaia Saitta, comédienne, auteur et metteur-en-scène, à qui l’observation et l’écoute fine du « matériau » humain permet, au fil de ses créations, de révéler l’âme et son mouvement intrinsèque ;
  • Nicolas Burger, consultant en transformation,  Invite à penser le changement comme constante du corps social et économique ;
  • Romain Parent, biologiste, pour qui les signes pathologiques pensés subjectivement peuvent offrir une possibilité de réforme aux sciences biomédicales.

Nous regardions hier un court documentaire sur Hokusai et sa célèbre vague. Une jeune conservatrice japonaise soulignait le fait que pour observer la vague telle que Hokusai était parvenu à la voir, comme une main aux multiples doigts crochus, il nous faudrait un appareil photo très perfectionné à même de prendre je-ne-sais-plus-combien d’images par seconde. L’œil qui voit ne voit plus la chose. Il voit le mouvement contenue dans l’idée à l’origine de la chose. Il accède à l’idée comme puissance formelle. Il ne s’agit donc pas d’une vision tournée vers l’extérieur mais vers l’intérieur… une vision dont l’âme de conscience, qui aura accédé à une maturité suffisante, se fera réceptacle.
Tel le soleil spirituel caché qui chaque matin porte secrètement le soleil physique, cette vision se lève en nous. Elle  est ce que nous appelons l’« imagination créatrice ». Elle nous donne la connaissance, le sens, de ce qui se produit sous nos yeux, sans que notre conscience ordinaire puisse le percevoir. Elle relève d’un éveil à une réalité supérieure et restaure l’amplitude de notre fonction noétique. Noétique vient de « noûs » qui signifie en grec, l’esprit. La fonction noétique désigne par conséquent les capacités de penser et, plus spécifiquement, de se (re)présenter le monde.
Cet éveil est indissociable du développement de ce qu’il convient de nommer une intelligence du cœur, à savoir ce cœur pensant dont nous parle toutes les traditions. Le chemin du cœur passe par la tête, c’est une évidence, mais comment fait-on passer ce qui est dans la tête au niveau du cœur, en d’autres termes encore, comment passe-t-on d’une conception du monde fondée sur notre entendement à une autre fondée sur la conscience ?
La difficulté majeure que nous rencontrons réside dans le fait que, pour nous, la conscience se limite à la conscience de soi, autrement dit à notre Moi, qui est, rappelons-le, une construction imaginaire, une réponse historique et opaque à notre environnement affectif, social, culturel etc.. Est conscient celui qui sait qui il est, à savoir un prénom, un nom, une fiche d’état civil, habitant de telle ville, de tel pays, exerçant telle profession etc. Nous ne prétendons pas que toutes ces informations soient sans rapport avec le JE. Nous pointons simplement le fait que nous nous enfermons en elles, comme si elles suffisaient à résumer ce que nous sommes et que, tôt ou tard, le JE dans son souci de désobjectivation progressive du monde aura à se libérer de l’emprise totalitaire du Moi. L’être se distingue de l’avoir, précisément, en ce qu’il relève d’une décision et d’une projection, et non pas d’un déjà-là, sous la main, concret, à disposition pour notre entendement et, par extension, pour notre consommation.
La crise que nous traversons actuellement, en raison des peurs qu’elle exacerbe, intensifie, tragiquement, cet enfermement et souligne la mainmise du pouvoir sur nos organismes. Entendons : notre égoïsme autorise une terrible manipulation.
Après plus d’un mois de confinement, les bouches se desserrent, les témoignages affluent et nous ouvrons les yeux sur l’état déplorable de nos cœurs. Nous arrivent des nouvelles des Ehpad où pendant plusieurs semaines, des personnes âgées ont quitté ce monde, sans soins ni visages familiers pour les accompagner. La raison à cela ne fut ni le manque de moyens, ni celui de personnel soignant mais le fait de directives officielles aussi absurdes qu’incompréhensibles… et tout cela au nom du principe de précaution et de la protection civile. Ont-elles été appliquées partout ? Certains ont-ils trouvé la force de résister et d’apporter à nos anciens une présence réconfortante lors du passage hors de ce monde ? Des proches ont-ils été autorisés à rendre visite à leurs parents alors que c’était interdit, confinement oblige ? Je suis convaincue qu’un peu partout des zones de résistance sont apparues pour prouver que nous n’étions pas, à ce point, tombés dans l’inhumanité, sous prétexte d’une épidémie, d’un virus nous mettant face à l’inconnu.
Dans Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse, Goldmund, dont le destin veut qu’il traverse une épidémie de peste, reste jusqu’à ce qu’elle en meurt auprès de celle qu’il devine, pourtant, n’être que la compagne d’un moment. Il n’abandonne pas l’autre à son sort. Or, dans les Ehpad, les malades furent condamnés à mourir seuls, dans un premier temps, par étouffement en 72 heures, les médecins traitants ne passant presque plus, par peur de contaminer ou d’être contaminés. Face aux souffrances provoquées par cette mort par asphyxie, le SAMU mit finalement en place un protocole d’aide à la fin de vie qui consiste à administrer un sédatif profond, permettant une mort douce. Tous, aux dires de l’infirmière anonyme d’un Ehpad situé dans le Grand Est, dont nous rapportons ici le témoignage, ne pourront cependant pas le recevoir. Quant aux familles, elles sont informées, après coup… Pourquoi ? Est-ce par peur de leur contestation ? d’avoir à assumer leur crainte ? De les voir arriver auprès du père, de la mère qui s’en va ? Toutes ces mesures, sur le moment, ont pu sembler compréhensibles. Le virus était inconnu et, partant, effrayant. De quoi était-il capable ? La situation en Italie nous terrorisait. Il fallait mobiliser le personnel médical pour les jeunes, ceux qui ont une chance de s’en sortir… Avec quelques semaines de recul, elles révèlent au-delà de leur incohérence, une réalité scientifique déprise de la réalité humaine. Que l’activité économique soit ralentie, voire mise à l’arrêt afin d’éviter la propagation du virus dans les transports en commun et les bureaux, soit. Mais qu’est-ce qui justifie la suspension de secteurs entiers dans les hôpitaux ? Ne souffre-t-on plus que du Covid ? Ne meurt-on plus que du Covid ?
Depuis quelques jours, les médecins traitants ont repris du service. Ils administrent, quand nécessaire, des antibiotiques. Bref, ils traitent ce qu’ils savent traiter : des pneumonies ; et évitent, autant que faire se peut, les hospitalisations. Retour à la normale ? Mais qu’est-ce que la normale ?
Déjà les laboratoires s’attellent à la tâche. Pour contrôler le virus, enrayer l’épidémie, il faut un vaccin ! Et soyez-en bien certain dès qu’il sortira, nous n’aurons aucun choix : il faudra être vacciné.
Qu’est-ce qui a conduit à ces mesures aberrantes dans les Ehpad ? Qu’est-ce qui conduit encore à cette frénésie pour un vaccin ? Il ne s’agit pas de condamner, en bloc, la vaccination, mais de souligner la manière dont le pouvoir s’accapare notre libre arbitre, notre capacité à faire des choix et à prendre parti, au nom, nous le répétons, du principe de précaution. Il y a là une perversion que l’humanité payera très cher si elle ne la saisit pas et ne la déjoue pas. On dira à ceux qui refusent d’être vaccinés qu’ils sont irresponsables et égoïstes. On dira qu’il mettent en péril les plus faibles, précisément les personnes âgées… ou les populations les plus pauvres, alors même que ceux qui refusent les vaccins sont ceux qui luttent le plus contre les agents pathogènes, mais sans le soutien d’une béquille chimique, confiant dans le fait de pouvoir se surmonter.
« L’homme n’est rien, disait Nietzsche, s’il ne se surmonte. »
Ce n’est pas Dieu qui nous fait défaut. C’est notre foi en l’Homme.
Sous nos airs de Xmen, avec notre arsenal biotechnologique, nous déplorons une faiblesse narcissique qui fait le jeu de la paranoïa. Comprenons, ici, par faiblesse narcissique une perte du sens dont est porteur notre Je. Nous ne nous sommes pas incarnés pour clamer notre individualité mais pour, ayant posé cette individualité, tendre vers l’Autre et d’agir pour les autres.
Or nous – les citoyens, le gouvernement – vivons désormais dans la crainte d’être pris en défaut, de ne pas faire ce qu’il faudrait, comme il faudrait. Demandons-nous à quel paradigme nous obéissons alors, à qui nous nous sentons tenus de rendre des comptes…
Nous avions peur, après nous être moqués de l’Italie, de vivre le même cauchemar. Les média, après l’enfer chinois, relayaient l’enfer italien. Entre fake news et effets d’annonces, nous nous sommes laissés ballotter. Les recommandations scientifiques et les mesures gouvernementales qui en ont découlé ont émané de ce contexte qui favorise les accusations, voire même l’esprit de délation, dont la France est désespérément et historiquement coutumière. Ils ont contribué à révéler également, non pas le manque d’argent, mais les incohérences de notre système, en terme de gestion, d’organisation… de vision. Soutenir l’économie ? Oui… mais pour quoi, pour qui ? Les manifestations, liées à la réforme des retraites, qui ont précédé la crise liée au Covid et, avant eux, les gilets jaunes essayaient de dénoncer cette incohérence. Ils n’ont fait que générer un climat insurrectionnel. Pourquoi ? Parce que, eux non plus, ne savent plus en vue de quoi l’humanité s’est incarnée… et que les contrepoints traditionnels à l’égoïsme et à la haine ne fonctionnent plus.
Quand la mort – à travers la fin d’un système ou une épidémie – se rappelle à nous, quand elle nous rappelle que nous n’avons pas le pouvoir sur elle, en dépit de tous les moyens techniques et scientifiques dont nous disposons, nous recherchons, comme autrefois, un bouc-émissaire et laissons croître la haine. Dans une magnifique mise en scène du Requiem de Mozart au festival d’Aix-en-Provence l’an dernier, le metteur-en-scène italien, Roberto Castellucci, transforme une enfant innocente, l’enfance elle-même peut-être, en bouc-émissaire. En ces temps où la violence qui s’exerce d’ordinaire au sein de la famille se trouve amplifiée, l’image est troublante, à la limite du supportable. Elle reste.
Pour affermir notre individualité, nous nous sommes, siècle après siècle, déliés les uns des autres, recouvrant la raison même de notre incarnation. Or devenir un Je n’a de sens, une fois encore nous le répétons, qu’à se projeter vers l’Autre. C’est là d’ailleurs le geste du poète, grâce auquel son Je s’élève. Sa voix se fait l’écho, toujours, de ce qui nous touche tous. Il accède à ce point singulier de liberté où les individualités dispersées se rencontrent à nouveau. Mais ce nouveau rapport à autrui ne saurait être un lien simplement affectif. Nos cœurs doivent devenir conscients. Il sera tentant – c’est inévitable – de répondre aux problèmes révélés par les Ehpad par un humanisme éculé, en se contentant de mesures de surface. Et nous ne disons pas qu’il ne faudra pas en prendre quelques-unes. Mais ces réponses sont celles-là même qui nous imposeront, à tous, sans distinction, la vaccination…
Il s’agit donc, plus profondément, d’autre chose. Nous avons à nous mettre au diapason les uns des autres, ce qui exige une transformation, plus encore, une conversion, c’est-à-dire de parvenir à réentendre la logique spirituelle qui sous-tend notre monde. Sans renoncer au sentiment de notre unicité, nous sommes invités à nous défaire de ce qui nous a permis d’en arriver là mais qui n’a désormais plus cours. Car c’est alors seulement que nous commencerons à nous souvenir de ce que nous sommes.
Cette souvenance créatrice est un autre mot pour imagination créatrice.
Pour conclure, réfléchissons un instant à ceci : nous vivons à une époque matérialiste et athée. Nous devrions donc, plus que jamais, accorder notre confiance à ce que nous avons validé par notre expérience. Certains rétorquerons qu’ils n’ont pas les connaissances pour juger des avancées scientifiques, qu’ils ne sont pas dans les laboratoires. Précisément ! La science, parce qu’elle parle un langage que nous ne comprenons pas, impose une loi que nous jugeons, par habitude, transcendante et à laquelle nous nous soumettons, comme nous nous soumettions, par le passé, aux Lois divines. Nous avons tué Dieu mais nous n’en avons pas terminé avec cette forme qui nous a poussés, pendant des millénaires, à croire en Lui. Nos observations actuelles devraient nous permettre de prendre conscience que la science tâtonne et relève d’une croyance. Elle n’est pas mauvaise. Elle ne devient mauvaise que dans la mesure où nous la confondons avec Dieu et la laissons prendre notre place. Demandons-nous enfin qui prétend prendre soin de nous, de nos corps, de notre santé et qui se soucie réellement de nous ?

Luc TOUBIANA
Camille Laura VILLET