Les trois forces de l’âme
Nous ne sommes pas sans pouvoir

« L’homme a accompli quelque chose, il a franchi une certaine étape de son voyage. Il a, jusqu’à un certain point, mis le joug d’une règle intellectuelle, éthique et esthétique sur les parties vitales et physiques de son existence, et fait en sorte qu’il lui soit impossible d’être ou de se contenter d’être le pur animal humain. Mais il n’a pas été capable d’en faire plus. La transformation de sa vie à l’image du vrai, du bien et du beau, semble aussi lointaine que jamais.(…). Il n’est jamais arrivé au grand tournant, jamais à la crise de transformation décisive ».
Sri Aurobindo, Le cycle humain, 1949

Parler de l’âme à notre époque éminemment matérialiste relève du défi. Qu’est-ce que l’âme ? Quelle réalité lui donner ? Comment en faire, concrètement, l’expérience à une époque où expérimenter signifier avant tout manipuler avec ses mains ou en esprit quelque chose d’extérieur à soi-même ?

Est-il une expérience possible de l’en soi, du vivant, du flux ?

Nous voyons fleurir de plus en plus de propositions tournant autour de la méditation ? Le principe de la méditation consiste à nous détourner des objets visibles qui nous entourent, que ceux-ci soient des choses matérielles ou qu’ils appartiennent au domaine du mental. L’invisible est palpable. Il se laisse toucher ou plutôt il vient nous toucher, à condition, cependant, que nous nous rendions disponibles à cette rencontre subtile.

Les éléments de réflexion qui vont suivre s’inscrivent dans le prolongement de nos précédents éditos portant sur l’imagination. Ils visent à créer une passerelle entre les concepts dont nous avons plus ou moins l’habitude et cette aperception à laquelle notre formation occidentale ne nous a pas préparés.

Il est impossible de dire l’âme est ceci ou l’âme est cela. Entendre qu’elle est principe de vie implique d’entrevoir ce dont il est question de façon toute différente de ce dont nous sommes coutumiers. Nous avons précédemment porté notre attention sur les processus d’intensification de l’âme. Plus l’âme s’intensifie, plus elle semble portée à des considérations élevées. En fait, pour l’âme, voir (percevoir) signifie créer. L’âme qui s’élève, élève le monde avec elle.

Dans la République, Platon, pour faire comprendre à son lecteur ce qu’est l’âme et ce que suppose l’incarnation, se sert du mythe de Glaucos. Ce dernier était un pêcheur. Un jour qu’il revient de la pêche, il dépose ses seaux et ses filets sur une herbe qu’il conviendrait de désigner sans doute comme magique ou miraculeuse. Un poisson s’échappe d’un seau, tombe sur l’herbe et aussitôt se trouve gagné par une force formidable grâce à laquelle il rejoint la mer. Glaucos, stupéfait, goûte l’herbe à son tour et se trouve aussitôt, lui aussi, propulsé vers la mer. Là, il se transforme en monstre marin que recouvrent des sédiments, des coquillages et des algues. Notre âme, nous dit Platon, est pareille au monstre Glaucos.

La tradition judéo-chrétienne insiste sur la notion de chute et de péché originel. L’idée est la même. Nous avons perdu la clairvoyance. Notre âme s’est recouverte de scories qui forment entre elle et le ciel des intelligibles, un voile plus ou moins opaque. Il est important de garder à l’esprit que l’âme ne tombe pas dans la matière mais qu’en tombant – et c’est là le processus même de l’incarnation –, elle génère la matière. Bien sûr, chaque âme s’incarne en se mettant à tisser une toile que d’autres ont commencé avant elle et que d’autres encore prolongeront après. Il n’en demeure pas moins que vivre, au sens de participer au monde phénoménal, consiste à co-créer la réalité. Par réalité, nous entendons ce voile qui constitue la surface visible de tout ce qui nous entoure.

Trois forces constitutives de l’âme contribuent à ce tissage au gré duquel s’élabore notre humanité sur terre, des activités les plus simples aux plus complexes.

La première concerne le sentir et le ressentir, la sensation et les sentiments. Notre sensibilité (aisthêsis, disaient les Grecs) nous ouvre au monde. Cette ouverture, cependant, ne consiste pas à dégager l’accès à quelque chose de préexistant. Elle délivre le cadre au sein duquel participer à ce qui existe, en le transformant, c’est-à-dire aussi en se transformant devient possible. La finalité ici est d’atteindre le beau. Le terme « aisthêsis », s’il renvoie à la sensation, dans un deuxième sens, désigne la perception de l’intelligence, autrement dit l’action de s’apercevoir. Nous voyons ainsi, d’emblée, comment la sensorialité humaine se dédouble.

Notre entendement a insisté sur la séparation entre l’intériorité et l’extériorité. Pour entrer en correspondance avec notre âme, il convient non pas de nier le dualisme, mais de l’intégrer à un mouvement circulatoire, un peu comme une bande de Moebius qui nous entraînerait inlassablement, sans discontinuité aucune, d’un côté puis de l’autre. Au 18e siècle, apparaîtront les théories esthétiques visant à déterminer les conditions d’apparition du beau et du sublime. C’est ainsi que le terme « esthétique » n’indique plus pour nous la sensation mais le beau lequel, si on convient avec Kant de dire qu’il s’apprécie sans concept, témoigne tout de même de maints conditionnements culturels et sociaux notamment. Le beau, chez Platon, est un intelligible que reflètent certains objets lesquels favorisent alors cette épure de l’âme qui cherche à s’abandonner à ce qu’elle a perdu et qu’elle doit retrouver.

Les belles choses ouvrent la voie à la connaissance de soi qui, chez Platon, relève d’une réminiscence. Le temps, lui aussi, appartient à l’ordre du phénoménal. Se connaître ne signifie pas remonter le temps mais le défaire puis le refaire, en acceptant de redescendre, mais plus conscient, dans l’antre de la caverne.

La deuxième force est celle qui correspond au penser ou activité représentative dont la finalité est d’atteindre la vérité en ce monde. En Grec, theorein (qui nous donne théorie) signifie observer, contempler, examiner. Il appartient à Kant d’avoir développé la notion d’imagination transcendantale et, par ce biais, de nous avoir aidés à comprendre comment le divers de l’intuition sensible devenait, à nos yeux, quelque chose d’homogène, et donc de saisissable. Lorsque nous percevons le monde, nous ne percevons pas d’emblée un arbre, une colline, un chien qui court etc. Nous arrivent des sensations diverses que nous rassemblons et organisons en nous-mêmes pour qu’apparaisse le monde que nous connaissons.

La pensée, ce que nous appelons communément penser, s’effectue donc, selon Kant, non sur la base d’un réel diffus mais de représentations. Nous pouvons dire qu’il s’agit là des ombres dont discutent les prisonniers de la caverne platonicienne.

Le but de nos discussions est de déterminer la vérité et, à partir d’elle, ce qu’il serait juste de faire dans telle ou telle situation. L’actualité nous donne une occasion d’observer comment chacun y va de son avis concernant ce qui aurait dû être fait pour gérer la crise liée au Covid-19. Tout le monde critique tout le monde sans jamais, ou si peu, faire retour sur soi, sans jamais se demander pourquoi il ou elle privilégie plutôt telle option que telle autre. Plus les arguments sont étayés scientifiquement, plus celui qui les porte s’estime avoir raison. Nous ne disons en aucune façon qu’il a tort. Nous voudrions simplement déplacer le problème et le rendre à l’âme. La vérité, en grec ancien comme moderne, se dit alethéia. Le « a » privatif joue avec le mot « lethé » – « oubli » – qu’il prive de sa substance. La vérité se tient hors de l’oubli. Elle est ce qui arrive à l’âme qui défait sa condition oublieuse et retrouve le sens même de son incarnation.

Récapitulons : si l’âme ne perd pas de vue la beauté mais s’ouvre, à travers elle, toujours davantage à l’intelligence qui forme le visible, alors sa pensée loin de se heurter aux représentations ainsi qu’au risque de les tenir pour des vérités absolues, les traversera en vue de représentations toujours plus proches de la forme juste.

Sentez-vous comment le visible se forme et, à peine formé, doit être abandonné pour pouvoir se former à nouveau, sentez-vous qu’il s’agit là de la pensée vivante et qu’elle correspond à une tension en vue de la récollection de ce pouvoir créateur qui nous fait être ?… Être humain signifie, précisément, être créateur, à l’image du Créateur.

La troisième force est celle du vouloir. Sans volonté, pas d’action. Elle est la force dont nous sentons, à mesure que nous procédons à ce dépliage, combien elle soutient les deux autres qu’elle oriente vers une finalité ultime. Et si le but de l’incarnation ne s’arrêtait pas au fait de prendre plaisir à la beauté, ni à celui de contempler la vérité mais consistait à réaliser le bien ; lequel dépend, pour son appréciation, de la vérité ainsi que de la beauté.

La tendance est forte, pour chacun d’entre nous, souvent par peur, de nous ruer vers un pseudo-bien. Soyons attentifs. Nous verrons alors que ce que nous croyons être bon relève bien souvent d’une impulsion égoïste visant à nous protéger au détriment des autres.

Pour Kant, c’est par l’action, sous l’égide de la loi morale, qu’il nous est donné de recontacter le nouménal par-delà le phénoménal, la lumière par-delà les brumes. C’est l’action, en d’autres termes, qui nous élève. Beaucoup d’entre nous ont plus ou moins en tête cette phrase qui apparaît à la fin de La Critique de la Raison pratique :

« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n’ai pas besoin de les chercher et de les conjecturer comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région transcendante en dehors de mon horizon ; je les vois devant moi et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. »

Kant est ce philosophe par l’entremise duquel commence à poindre un entendement phénoménologique. Il jette un pont entre l’intériorité de la conscience et la réalité extérieure. Le ciel étoilé et la loi morale sont inscrits dans un rapport d’analogie que le sujet incarne par la conscience même qu’il développe de son existence. L’action morale l’extraie de son animalité, le porte au-delà de lui-même à ce qu’il a à être.

Nous devinons, certes de façon encore très ténue, que l’âme, cette tisseuse de réalité, n’agit pas seule mais qu’elle conspire avec toutes les autres à l’édification autant qu’à la destruction du monde. C’est à la conscience de ces liens « horizontaux » que nous devons nous éveiller car l’Autre n’est pas au-delà, ni là-haut, ni là-bas mais là où nous sommes présents à la Vie, à l’Âme, son vouloir, son penser, son sentir.

Lors de notre dernier édito, nous avions mis en évidence trois niveaux de l’âme : l’âme de sensibilité, d’entendement et de conscience. En fonction du niveau où se tient notre âme, ces forces qui la constituent vont jouer différemment. Un stradivarius ne s’exprime pas de la même manière lors qu’il joue la partition soliste d’un concerto pour violon ou bien accompagne une chanson pour enfant.

Ainsi, la pensée abstraite, et souvent aride, de l’âme d’entendement n’est pas celle de l’âme de conscience appelée à être pénétrée par un afflux d’images vivantes, issues de l’imagination spirituelle, génératrices de dynamisme, de mouvement. Ou encore, les pulsions volontaires de l’âme de sensibilité, souvent obscures, diffèrent radicalement de la volonté créatrice, lucide et libre, propre à l’âme de conscience.

Enfin, pour finir, mentionnons que ces trois forces ont besoin d’un outil d’expression, d’un « instrument-miroir », pour ainsi dire. Il s’agit du corps physique. Ce dernier va, ainsi, organiser son anatomie et sa physiologie selon une tripartition dynamique qui va faire du système neurosensoriel le support de l’activité représentative ; du système métabolique, le support de l’activité volitive (avec le prolongement de l’agir dans les membres) et, à l’interface entre ces deux pôles, du système rythmique (cardio-respiratoire) le support de l’activité du ressentir.

Miroir actif de l’âme, le corps l’est de la tête aux pieds.

Il va sans dire cependant qu’il appartient au seul système neurosensoriel d’associer à cette réflexion la conscience. Nous ne sommes pas conscients de ce qui se passe dans nos intestins, par exemple.

Autre point fondamental, qui bouleverse notre conception habituelle du corps : s’il est réflecteur de l’activité psychique, cela veut dire, contre l’opinion de la science matérialiste, que le système neurosensoriel (notre cerveau, notamment) ne la génère pas. Il va de soi que pour saisir cette nuance, nous devons faire l’effort de distinguer le psychique du psychologique, l’activité de l’âme, de l’activité d’un Moi.

Comprenons bien que si nous adhérons à la croyance qui voudrait, par exemple, que le corps sécrète, par le cerveau, de la conscience comme le foie sécrète de la bile, alors les conséquences en seraient redoutables : tout processus évolutif se dissoudrait irrémédiablement à l’arrêt physiologique du corps physique. Une autre erreur consiste actuellement à reconnaître comme valable le seul lien entre le psychisme et les processus nerveux et, ainsi, à considérer la vie du sentiment et de la volonté comme de simples effets à distance. Or les trois forces du penser, du sentir et du vouloir, si elles sont bien autonomes les unes par rapport aux autres, doivent être perçues selon cette dynamique qui les imbriquent aussi les unes aux autres en vue d’accomplir la forme humaine.

La vie de l’âme ne saurait s’arrêter à la vie phénoménale. D’elle, bien plutôt, procède la vie phénoménale dont nous avons la charge.

Nous sommes, plus que jamais en ce temps de crise et de transformation, invités à nous débarrasser de nos schémas de pensée éculés qui, pareils à ces sédiments qui recouvrent le corps de Glaucos, nous maintiennent dans l’oubli de notre véritable nature.

Luc TOUBIANA
Camille Laura VILLET