Nul ne peut plus douter du fait que l’époque est bel et bien celle de la Force. Pour un phénoménologue, une époque peut durer des siècles. Le déploiement inconditionné d’une volonté de puissance, qui ne saurait s’écrire que sous la forme linguistique d’une apposition circulaire, continue d’envahir les quelques cryptes résiduelles de nos subjectivités intimes. Celles-ci semblent aujourd’hui concerner seulement les proscrits. Dans le trop peu connu Traité du Rebelle de l’équivoque Ernst Jünger, les proscrits sont réunis sous la figure du Waldgänger, de celui qui ne peut avoir recours qu’aux forêts pour préserver sa force. Les virus qui jaillissent aujourd’hui, et surtout eux, coronavirus compris, ont, de manière intéressante, immémorialement eu recours aux forêts.

Cette introduction plutôt lyrique semble bien éloignée de ce dont il sera question quelques lignes plus bas mais, comme souvent, la parole sauve en dévoilant ce que le rapport devenu vital à cette fameuse Force, semble-t-il occidentale, a pu reléguer au négligeable, à l’inapparent. Car en effet, virus, depuis Virgile, signifie force.Comme le dit l’expression, la force ne saurait, pour ses admirateurs les plus innocents, être seulement virile. Seulement virile vous voulez dire ? En qualité, ou en quantité ? Elle ne saurait être autre chose que virile ? Ou elle ne peut dépasser en intensité la virilité ?

Poursuivons. Un virus du type du coronavirus est un noyau de force. Nous employons le terme de noyau car ce dernier est constitué de triangles – la figure géométrique élémentaire – assemblés en une structure dite icosahédrique, soit des triangles de triangles, formant un cristal. Nous associons au terme de noyau celui de force, car de même que toutes les forces s’éteignent une fois leur but atteint, ce noyau se dissout une fois son acte dans le tissu qu’il infecte accompli. Il réapparaît, sous forme de cristal, lorsqu’il n’est qu’en puissance.

Dans une de ses œuvres majeures, le Mur du Temps, et dans de nombreuses autres, Ernst Jünger nous décrit à travers nos quotidiens et fiévreux coups de bec dans le corps social, grégaire, lourd, lent, chaud et suffisamment engluant pour être rassurant. Il nous montre comment l’absence de tout recul, de tout laisser-être – la Gelassenheit eckartienne, constitue depuis l’inauguration de son rapport à l’être, le dernier viatique occidental contre l’évidant vide du nihilisme qui le poursuit dans le dos, prêt à le poignarder – pense-t-il – au premier rappel de lui-même. L’on ne fait réelle rencontre qu’avec ce que l’on ne possède pas. La rencontre parménidienne avec l’être, plus virile qu’on ne le pense car rendue possible par une femme déesse – détail négligé – ne fait qu’entériner chez l’occidental la perte préalable de celui-ci au-dedans de lui. L’occidental plaqué à la réalité technoïde la rêve à nouveau dans son corps souple, à chaque étreinte avec la substance, jamais comprise au sens d’Aristote.

Il n’y avait bien que Nietzsche, adhérant, lui, à tout le réel de son époque qui est encore davantage la nôtre, pour soutenir une telle tension de l’adieu éternellement retourné sans dissoudre sa forme eidétique, érection virile de sa pensée, dans le premier microbe venu.

Mais, depuis Nietzsche, l’Occident est devenu monde, et si dans le champ des sciences qu’il voulait Une, un autre héros, Husserl, a désespérément tenté de montrer en quoi il ne saurait y avoir de science tant que la conscience humaine ne reconnaîtra pas son propre engagement dans les signes issus de sa propre corporéité, la Force continue, elle, à ravaler la figure humaine au fond de la puissance de ses actes et ré-actes immédiats, sans maintenant plus aucune histoire. L’acte à faire aujourd’hui pour tenter d’y entrer, dans l’histoire, est souvent fantasmé comme non plus le Grand-œuvre mais le Grand-fait, boursouflure romantique rissolée à la bio-margarine pauvre en lipides saturés. Il revêt bien des costumes, des facettes, des variantes, des masques : c’est celui de la progression virile, de la transgression virile, de la pénétration virile, de l’extraction minière virile, de toutes les formes d’invasion : progression technoïde, transgression stratégique, pénétration économique, extraction minéralogique, invasion médiatique dite virale. Lorsque l’on ne peut dire, l’on ne fait que montrer.

Nature et culture, conscience et pulsion, s’opposent – au moins dans certaines limites – dialectiquement, c’est-à-dire sous une forme polémique, héraclitéenne, qui unit malgré les apparences, comme le souligne Jan Patočka. Quel serait dans ce contexte le destinataire du cri bien bas de l’homme de l’immédiat, du dernier homme de Nietzsche, incapable de courber sa petite volonté pulsionnelle au dépassement de son ressentiment contre son temps et son incomplétude ? La forme chutée de la Force, retournée dans le champ de la première substance vivante et cristal : la forme virale qui, contrairement aux bactéries, montre aux hommes en jaillissant immédiatement des arcanes forestières et animales de Chine centrale, elle-même Extrême-Orient-Extrême-Occident, à quelle Force ces hommes ont, en un temps sûr, prononcé l’adieu pour se connaître enfin.

La liberté ne s’assume qu’en l’adieu et c’est bien ce que l’écologie capitaliste ratera à nouveau, hébétée, si elle persiste à se voir comme une étape encore non négociable pour une humanité trop naturelle et trop peu culturelle, piétinant l’ineffable différence entre forêts biologique et symbolique. Que l’accusé du jour soit un Hantavirus, un Ebolavirus, un Zikavirus ou un Coronavirus, cristaux fils du chaos de pensée de l’Occident par la causalité, malgré leurs origines géographiques évidemment distinctes. La force des signes est d’affleurer ; ceux-ci n’en sont déjà plus.

Romain PARENT

Romain Parent est pharmacien, docteur en virologie, chargé de recherches à l’INSERM en cancérologie et titulaire d’un master 2 de psychanalyse. Il a publié en 2018, aux Editions Hermann La cellule d’Anaximandre, Kandinsky Biologiste.

Il interviendra  le Samedi 16 mai 2020 à  18h à l’Hôpital Rothschild à Paris

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Entrée libre

Réservations à info@khora-imagination.fr

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